Le sel de la vie dans la vallée de la mort
- Détails
- Créé le lundi 1 août 2011 16:10
- Écrit par Dr Philippe Poinot
Le suivi sanitaire d’une course d’ultramarathon extrême par sa distance et ses conditions caniculaires, ont été l’occasion de revisiter la prévention des coups de chaleur d’exercice et les conditions d’hydratation optimales dans le cadre de l’effort prolongé par grande chaleur.
Autour d’une base théorique et d’une surveillance fine du coureur pendant les 38h et les 217km de l’épreuve, Il apparait que l’utilisation d’eau salée à 2g de NaCl par litre est plus performante que l’utilisation de pastilles de sel au niveau de l’absorption digestive de grandes quantités de liquide.
Badwater : l’ultramarathon le plus dur du monde ?
Avec 50° à l’ombre, 80° au sol, c’est assurément le plus chaud et le plus long avec une seule étape de 217 km.
Badwater, c’est d’abord un lieu : le point le plus bas des USA, 80 mètres sous le niveau de la mer. Ce point est situé en Californie dans la Death Valley ou Vallée de la Mort ; bien nommée par son climat torride et par la présence d’un lac salé avec un seul point d’eau saumâtre impropre à la survie.
La Badwater est aussi une course d’ultra marathon mythique. Depuis plus de 30 ans, les meilleurs athlètes de course de fond sur grande distance sont invités à partir de Badwater Point pour se rendre en une seule étape au camp de base du mont Mt Whitney.
En chiffres cela représente 217 km, 4000m de dénivelé positif et un temps de course allant de 22h à 75h.
Pour ces coureurs, coutumiers de telles distances, la problématique se situe tout d’abord au niveau de la prévention du coup de chaleur d’exercice. Quand la survie est assurée, il faut aussi pouvoir s’hydrater suffisamment et se nourrir pendant des dizaines d’heures ; enfin il faut gérer son sommeil.
Ma place de médecin dans le projet "Objectif Badwater 2010" du coureur Vincent Toumazou a été de répondre aux différents obstacles secondaires à ces conditions de course extrêmes. Le premier travail, sur les 3 années de préparation, fut de lister les incidents de course habituels et leurs causes. Dans un deuxième temps, nous avons élaboré un protocole de soutien sanitaire préventif de ces aléas. Ce protocole a nécessité un recueil de données physiologiques et climatiques pendant toute la durée de l’épreuve afin d’adapter notre réponse en temps réel.
Le propos de cet article et d’apporter un retour d’expérience. Dans la mesure où Vincent Toumazou a réussi cette performance avec un bon confort physique, le protocole utilisé pourrait avoir un intérêt dans la communauté sportive mais aussi pour tous les personnels devant travailler longtemps en milieu très chaud.
Seul l’aspect hydratation et nutrition va être développé ici car il est très spécifique de la Badwater. C’est la seule course avec assistance qui permet le suivi de tous les apports hydriques et caloriques en volume et qualité dans ce type de milieu.
La problématique : apports nécessaires et capacités d’absorption.
Un bilan prévisionnel théorique impossible à compenser
L’équation de l’équilibre des apports hydro sodés repose sur la balance des apports et des pertes.
Dans le cas présent, par 50° de température ambiante et un effort soutenu, les pertes nécessaires à la thermorégulation sont estimées à plus de 2l par heure. La perte de sel dépasse les 30G par 24h. Sur le plan calorique la théorie nous donne une prévision de consommation de 500Kcal par heure de course pour un coureur de 73 KG.
Les apports préparés dans la voiture d’assistance pouvaient être dispensés à volonté qualitativement et quantitativement à tout moment. Le problème majeur se situe au niveau de la vidange gastrique : Comment assimiler 2l de liquide et 500Kcal / h pendant des dizaines d’heures en courant. Vomissements, douleurs abdominales surviennent souvent dans les ultramarathons même en climat tempéré pour les volumes moindres.
Diminuer les pertes : le sel et la glace
L’expérience de 3 années de préparation et de recherche nous donne quelques pistes simples décrites dans la suite.
Utiliser des boissons isotoniques sucrées ou salées pour faciliter la digestibilité.
Il y a un consensus sur la nécessaire compensation des pertes en NaCl dues à la sueur et ses conséquences désastreuses par hyponatrémie sur le volume plasmatique (risque de Dilution).
De nombreuses études ont été menées dans ce sens avec des solutions salées ou des pastilles de sel. Nous avons opté pour une solution salée à 2g/l pour se rapprocher de l’iso tonicité tout en gardant une bonne potabilité. Pour les solutions sucrées, le taux moyen de sucre était de 60g/l. Le coureur devant porter un bidon « salé » de 500cc et un bidon « sucré » de 500cc tout au long du parcours. Un troisième bidon d’eau plate était également à disposition.
Tous les miles (NDLR : 1 609m), les bidons étaient récupérés, mesurés et des bidons frais (à 10°) et pleins donnés pour le mile suivant.
Boire en continu et manger en fractionné de petites quantités.
En dessous de 50Kcal de prise alimentaire, fruits secs, biscuits, morceaux de fruits, il n’y avait pas besoin de stopper mais seulement de marcher 2 minutes.
Marcher au moins 10 min lors de prises alimentaires solides plus consistantes.
Pour les soupes, pates, hamburgers, au dessus de 100Kcal un arrêt ou une marche prolongée était prévue pour améliorer la vidange gastrique.
Rafraichir constamment.
Pour limiter la charge de la thermorégulation, nous avons prévu 4 moyens de rafraichissement : des vêtements blancs couvrants constamment vaporisés d’eau glacée, l’utilisation permanente d’un "bandana" (foulard rempli de glace autour du cou), de glace dans la casquette et de boissons à 10°C.
La glace
Le bandana : un foulard roulé rempli de glace à nouer autour du cou.
Simple et efficace pour améliorer la dispersion calorique, à porter en continu.
Le respect de l’appétence du coureur.
Le coureur se devait d’absorber le maximum que lui permettait sa tolérance digestive.
Le ratio prévu était de 2/3 de boissons salées et 1/3 de boissons sucrées.
Par choix concerté, il n’y avait aucune boisson industrielle énergétique, aucun médicament ni stimulant (caféine) dans les apports. Au delà de raisons éthiques personnelles, nous souhaitions limiter tout effet secondaire digestif pouvant être lié à ces substances.
L’objectif raisonnable : 1.5l/h et 300Kcal/h.
Pour retrouver des conditions de course connues et validées avec des apports assimilables de boissons (1.5l/h et 300Kcal/h), la stratégie se résume à rafraichir, marcher, fragmenter les apports, boire en continu salé et sucré.
Théoriquement la balance hydrique, ionique et calorique est équilibrée.
La mise en œuvre : surveillance de la course en temps réel, contrôle des paramètres et suivi nutritionnel.
Sécurité: des limites vitales à ne pas dépasser.
Afin d’assurer performance et sécurité, une surveillance des températures ambiantes et corporelles, du poids, de la fréquence cardiaque, de la tension artérielle, de la glycémie et de la diurèse ont été assurés toutes les 10 à 15 min de course (où tous les miles).
Une perte de poids de 2% devait nécessiter une pause, 5% un arrêt définitif.
Une température corporelle et une fréquence cardiaque en progression devenaient également un signal de début de coup de chaleur.
Bilan des apports en temps réel et relevé de données.
Au-delà des choix quantitatifs et qualitatifs prévus, Vincent Toumazou est resté maitre de ses envies alimentaires en fonction de son ressenti et de son expérience. Un bilan cumulatif des entrées a été calculé en temps réel et discuté chaque mile de course. Poids, tension artérielle, glycémie, température ont été relevés toutes les 3 heures.
Bilan de la « Badwater 2010» de Vincent Toumazou
- Classement et temps de course : 34eme place en 38h04
- Total des boissons : 33.5 l
- Total des boissons salées : 14.5 l avec 30g de sel
- Total des boissons sucrées : 13 l
- Total eau plate : 6 l
- Estimation calorique : 8770 Kcal dont 1099g de glucides
- Logistique assistance : 120 litres de glace & 100 litres d’eau.
- Poids : départ 73kg constant jusqu’à la 30eme heure, arrivée 71kg.
- Diurèse : importante une a deux fois par heure toujours claire.
- Température ; toujours inférieure à 38°
- TA stable autour de 125/70 avec un minima à 100/60 à la 27eme heure.
- FC : maxi 102 mini 68bt/min
- Glycémie constamment autour de 1g 20/l
- Temps de course à 50°C, Jour 1 : 11h pour 15.7 l (1.45 l/h) dont 6.85 l de salé
- Temps de course à 40°C Jour 2 : 6h pour 4.53l (0.75l/h) dont 347l de salé
- Temps de sommeil : 2 fois 5 min une fois 15 min à la 27eme heure
- Ressenti du coureur : très bonne tolérance digestive, mictions plus nombreuses et présence d’œdèmes malléolaires bilatéraux modérés dans les 24h suivant l’arrivée.
- Plus grande difficulté d’absorption et d’appétence entre la 25eme et la 30eme heure de course.
- Temps de récupération complet 24h.
Retour d’expérience : un gain de performance et de confort.
Le premier jour de la Badwater est un mur de chaleur sur 80km et 12h de temps. Le protocole d’hydratation prévisionnel a été respecté. Les paramètres physiologiques et le ressenti de Vincent Toumazou ont été très bons avec un niveau de performance élevé.
Le deuxième jour a été plus dur avec une baisse des capacités d’absorption. L’hydratation a été moins performante mais les conditions climatiques étaient moins dures.
Le maintien du capital hydrique, calorique et salé ont permis une fin de course sans problème pour les 17km de l’ascension finale vers le mont Whitney.
Sur le plan calorique, il y a toujours un écart de 30% de moins par rapport au calcul théorique, ce décalage est constant à chaque course et provient du caractère extrêmement "économique" de la foulée de Vincent Toumazou. C’est une des qualités qui lui permettent d’être à ce niveau de compétition.
Le refroidissement extérieur par glace et pulvérisation d’eau froide doit pouvoir être optimisé par brumisation. La dispersion calorique physique est absolument indispensable pour traverser la Death Valley.
Il y a eu trois heures, au matin du 2eme jour, où le niveau de vigilance était altéré par la lutte contre le sommeil et l’épuisement. Le travail sur des séquences de micro sommeil préventif est à performer.
Au delà d’un sportif et d’une course hors norme.
Assurer la sécurité d’un sportif dans une épreuve extrême en durée et en chaleur a nécessité l’élaboration d’un protocole d’hydratation original associé à des techniques de refroidissement externe.
Cette méthode d’hydratation basée sur l’utilisation en continu d’une solution salée a confirmé son efficacité sur la prévention du coup de chaleur d’exercice.
Le sel
Effort de longue durée et canicule, le compromis entre le besoin d’une solution de NaCl et un bon passage digestif : 2g de sel par litre d’eau en prise continue.1,5l par heure.
Le recueil des données de la course montrent qu’au-delà de la protection, cette stratégie améliore les performances et l’endurance pour un exercice physique intense par 50° sur plusieurs dizaines d’heures.
La compensation des pertes hydriques, ioniques et caloriques sont les clefs de la réussite.
Les solutions isotoniques ont amélioré la capacité l’absorption intestinale et ont supprimé les problèmes de fréquents vomissements et de blocage digestif dans ces conditions d’effort.
Pour cette épreuve de 217 km avec 4000m de dénivelé positif par 50°C à l’ombre sur la moitié du parcours, le coureur a consommé 33l de liquide dont 14l de solution d’eau salée à 2g/l de NaCl et 12l de solution sucrée. Les paramètres de poids, de température et de diurèse ont constamment été maintenus sur les 38h de la durée de la course.
Le confort et le temps de récupération ont été meilleurs que lors de l’utilisation de pastilles de sel.
Ce protocole, très facilement applicable dans le domaine du sport mais aussi dans des situations professionnelles, pourrait non seulement prévenir les coups de chaleur d’exercice mais également permettre de maintenir un niveau de performance élevé par des températures extrêmes.
Bibliographie
- Bargues L, Villevieille T, Godreuil. C, Rouquette I, Rousseau JM. Coup de chaleur d’exercice. Urgences pratiques 2005 ; 72.
- Carpentier JP ; Saby R. Coup de chaleur du sportif. Urgences pratiques. 2007 ; 80.
- Melin B. Hydratation du sportif. DUS Médecine du sport. CHU Jussieu.
- Melinet B, Jimenez C. Tolérance Physiologique aux vêtements de protection NRBC. Département des facteurs humains CRSSA.
- Fabbricatorre L. Hyponatrémie au cours du coup de chaleur. Thèse Université Paris V Decartes. 2008.
- Pieters S. Pour éviter la déshydratation du sportif, il suffit d’un geste. Revue de Médecine Générale. 2001 ; 182 :233-235
- Savourey G, Launay JC, Melin B. Physiopathologie et prévention des troubles liés à l’exposition à la chaleur ou au froid. Département des facteurs humains, Centre de recherches du Service de santé des armées 4. Adsp, 2003 ; 45.
- Bacquaert P. Hyperthermie Maligne d'Effort ou Coup de Chaleur. IRBMS. Lille. 2007.
- http://hse.iut.u-bordeaux1.fr/lesbats/ErgoHG/5travambch.htm. Le travail en atmosphère chaude. Cours.
- http://www.unice.fr/neurobiol/neurocomp/enseignement/cleren/L3psycho/cpt._dipsique.pdf. Le comportement dipsique.
- Chanson.P, Bougnères P, Boitelles Y. Hyponatrémie, œdème cérébral et œdème pulmonaire non cardiogénique chez les marathoniens. Médecine Thérapeutique Endocrinologie & Reproduction. 2000 ; Volume 2Numéro 4.
- http://www.tc.gc.ca/fra/innovation/cdt-publication-tp13960f-13960f-602.htm. Guide de gestion de la fatigue pour les pilotes maritimes canadiens – Manuel du formateur (TP 13960F).
- Daus-Weber T, Jones D. Death Valley ultras : the complete crewing guide. 2006.