Aulnat 2007 : Parenthèse enchantée en Circadie
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- Créé le lundi 12 novembre 2007 09:59
- Écrit par Vincent Toumazou
Le dimanche 23 septembre 2007, je foulais avec mon comparse Sylvain la plage du Cap Ferret à l'issue d'une magnifique nuit d'échappée belle au travers de « mes » forêts. Encore la tête dans ces étoiles, j'écrivais quelques deux soirs plus tard :
« On raconte parfois qu'il y a trois personnes en nous. Celle que l'on voudrait être, celle que l'on croit être et celle que l'on est vraiment. Je me fiche de la dernière. Je peux à cet instant me regarder en face, dans mon miroir intérieur. L'eau du miroir est redevenue claire. Je suis apaisé. Celui que je rêve d'être et celui que je crois être ne renvoient qu'un reflet. Laissez moi encore rêver...(.) Subsiste surtout au fond de moi une envie d'aller voir plus loin. Courir plus longtemps pour ouvrir d'autres portes en découvrir en moi d'autres espaces. Le corps est une machine extraordinaire, détentrice de ressources incroyables, capable de choses que l'on pensait infaisables. Le corps peut tout cela. Mais il faut aussi avoir la sagesse d'écouter ce corps, trouver son équilibre, se mettre en harmonie. Vastes programmes, belles perspectives. »
Et voilà comment de point de fuite en coups de crayons, ceux de mes foulées, voilà comment je vois arriver ma mise en quarantaine. Je vois arriver la date du 7 novembre qui va me faire passer une étape symbolique, celle des 40 ans. Enfant, adolescent, jeune adulte, j'ai toujours eu en tête deux grandes dates : le passage à l'an 2000 et ces 40 ans. Les voici et le tableau m'apparaît sombre : réorganisation au boulot qui passe mal ou du moins en travers de ma gorge, petit tracas, des projets que je ne fais jamais aboutir, des travaux à la maison qui traînent, une paresse qui me fait tout reporter et pire, suspendre. Je n'ai que peu la conscience de ce qui marche, du bonheur d'un quotidien familial, d'une santé présente pour tous dans la maison. Je m'enfonce, en toute conscience, mais je m'enfonce.
Alors voilà, je décide autour de ces 40 ans, d'aller courir plus loin pour ouvrir ces autres portes. Et c'est ainsi qu'après deux minuscules semaines de semi-repos post-Cannonball, j'entame une nouvelle préparation à ma sauce, donc minimaliste pour les 24 heures d'Aulnat que j'ai vues sur le calendrier. Une préparation rageuse, un exécutoire, des foulées dont, j'en suis certain, personne ne pourra me priver. C'est mon truc, mon crack, ma bouée. J'emmerde parfois la terre entière ou tout au moins ses océans et la plupart de ses continents, mais ces moments sont à moi, rien qu'à moi, parfois à nous quand je cours avec Nathalie ou avec l'une de nos filles sur le vélo. Les meilleurs moments alors.
La colère, la rage, ce n'est pas forcément la bonne façon d'aborder le machin mais ça a le mérite d'étouffer ce feu qui couve comme un volcan dans mon crâne.
Une terre promise, la Circadie
Je vais donc aller courir cette terre promise, visite obligée sur la route de la Badwater, cette Circadie dont on m'a mille fois parlé et qui m'effrayait tant ; la Circadie, berceau de ceux qui font le tour du jour, patrie de ceux qui courent, marchent, bougent 24 heures durant.
Dix jours -calmes- après le Cannonball, j'entends capitaliser sur ces 14h59 d'efforts. Je prends donc l'option « préparation douce » à la recherche de tous ces équilibres qui me sont si chers. Quelques sorties de deux heures, une sortie de 3h45 sur une boucle longue de 1,3km dans un parc, le tout en configuration et allure « 24 heures », tels seront mes efforts pour devenir candidat à l'entrée en Circadie. Avec un peu de chance, je serai dispensé des tests ADN et autres tracasseries de préfets zélés. Je suis confiant, je n'ai aucune appréhension. A mesure que le jour approche, ma confiance va croissante tout autant que mon plaisir d'aller goûter ce nouveau format d'épreuve.
Je n'ai jusque là que peu d'expériences en courses horaires. Quelques courses de 3 heures, des 24 heures en relais et en juin 1984, un 6 heures. Je viens alors de passer le bac français et j'accompagne mon père à Biscarosse, un samedi doux et pluvieux de ces juins orageux. Arrivé sur place, je décide de faire quelques tours, sans dossard, je suis trop jeune. En soirée, je sirote une menthe à l'eau en me faisant masser ; j'ai couru 54km tout en douceur. Je suis content de moi, pressé d'aller retrouver les copains et copines. Un truc comme ça en passant. Un souvenir aujourd'hui, un beau truc.
Et puis si, j'oubliais, il y a quelques années j'ai commis -on ne peut pas parler d'écriture- une nouvelle déjantée sur une UFO Academy qui organise pour moi des 24 heures. De quoi me valoir quelques railleries mais pas une idée précise de la chose. Pour cela, j'ai en tête les 24 heures de Talence organisées en 1985 par Gérard Caupene (Mr Cannonball, encore lui !!) sur lequel j'avais officié comme compteur (sans « n » mais avec « mp », je n'étais pas conteur alors). J'avais badé la star Boussiquet et rêvé -déjà- en regardant quelques pointures passer la barre des 200km.
Donc me voilà sur le départ pour la Circadie, bleu de chez bleu.d'Auvergne il fallait y penser.
Le jeudi avant le jour J, j'envoie un message aux copains, à la famille leur expliquant le truc, les invitant à suivre ces aventures sur le site Ultrafondus avec qui je serai en contact, tant je sais que la pensée de tous qui poussent, qui suivent, qui courent avec moi est un bonheur catalysant l'effort et le plaisir de le produire.
J'avance même des objectifs « tranquilles » : moins de 300km pour plaisanter, plus de 160km pour passer la barre de qualification à la Badwater et surtout j'affiche ma volonté de rester 24 heures sur la piste et d'y prendre plaisir. Bref, pas de quoi cauchemarder.
Gilles, un copain-collègue-coureur envoie sur la messagerie du boulot une recette de jus de chaussettes qu'il entend me voir faire durant ces 24 heures. J'en rie d'avance me promettant de lui faire une petite surprise à mon retour.
Mon décollage commence, je ne plane pas encore mais je prends de l'altitude et je commence à prendre de la hauteur sur les tracas du quotidien que je vois rapetisser à mesure que le départ approche. Ce ne sont plus des tracas, tout au plus des péripéties, mon aigreur s'adoucit.
Un crash dans la nuit
La route jusqu'à Aulnat se passe agréablement avec Benoît avec qui je travaille et qui sera mon bon samaritain sur ce double tour d'horloge. Benoît est un bon copain et je sais deviner qu'il ne sera pas insensible à l'ambiance si particulière que j'imagine par avance.
A notre arrivée à Aulnat, nous faisons connaissance avec Stéphane et toute l'équipe d'organisation. Tout est aux petits oignons et il en sera de même, avec chaleur et amitié, de ce premier repas du vendredi soir au dernier du dimanche midi. Chapeau !... L'avant dîner et son apéritif sont l'occasion de retrouver la bande des copains-copines, de faire connaissance avec de nouvelles têtes et de leur présenter Benoît qui semble comme un poisson dans l'eau. L'occasion aussi de parler du lendemain, de parler de l'épreuve. Quelle connerie ! Moi qui jusque là, attendais le départ avec sérénité, je fais une erreur. Je fais la course par avance et pose trop de questions. Je lutte pour ne pas y prêter attention mais la peur de mal faire, de l'échec m'envahit ; le mal est fait.
A 23 heures, après avoir relu des articles sur la préparation mentale dans Ultrafondus, je m'endors. Inquiet, de plus en plus inquiet. A deux heures du matin, des nausées me réveillent. Ma nuit vient de se finir. Le cour dans les oreilles, je speede, je psychote. Je me lève, je m'habille et je sors dans le froid de la rue, certain que si je reste allongé, je vais finir par vomir. Après quelques pas, je rentre me coucher, frigorifié. Ca promet. Je tente de me calmer, me trouve ridicule, stupide. Je ne joue pas ma vie, que diable! Mes oreilles continuent de taper, mon ventre, mon diaphragme se tordent.
Alors je vais repenser à ce dernier article d'Ultrafondus sur les deux parties du coureur : celle qui court et celle qui juge la performance. J'avais trouvé fort utile cette idée de faire taire cette partie jugeante. Je vais alors essayer d'appliquer une sourdine, dire à cette partie de moi qui veut juger, me parler de ma prestation à venir que non, non décidément elle n'aura pas voix avant une bonne journée et demie. Et finalement, de processus de défense en respirations abdominales profondes, je vais faire des sauts de puce d'assoupissements en endormissements. Les nausées se font alors de plus en plus légères puis espacées. Peu avant 8 heures, je finis par me lever. J'ai peu dormi mais suis resté allongé. Ce n'est pas l'idéal mais je reste prêt à en découdre, un peu moins confiant voilà tout, mais surtout tellement heureux d'y être. Vivement 11 heures.
100km, Patron, vous voulez me remettre la même ?
L'heure attendue arrive avec peine. Je l'attends libératrice des nausées que ne me quittent plus. Je discute avec les uns, les autres, mets des visages sur des noms, des pseudos de forum.
Le temps est frais, le vent rend la sensation froide. Bref, ça caille et le couvercle des nuages abaisse le toit du théâtre de cette course. Je prends mes marques, repère la zone de ravitaillement et enfin on démarre.
Le premier tour de 1163 mètres permet de faire connaissance avec le décor de cette épreuve, un parcours en croix fait de quatre sortes d'aller-retour. Le tout se passe au milieu d'une plaine des sports, entre des terrains de foot. Ce n'est pas faire offense aux organisateurs que de dire que le décor n'est pas paradisiaque. La brume coiffe encore le crâne des Puys en cette fin de matinée et limite plus encore notre horizon. Si l'on veut s'évader, il faudra donc voyager dans sa tête. Je vais alors immédiatement commencer à courir les projections synoptiques de mes parcours préférés. Je cours la Californie, me projette dans la Death Valley sous le soleil brûlant des lignes droites peu après Furnace Creek. Dans la seconde qui suit j'enchaîne sur les forêts canaulaises, je sens l'odeur de la résine de pin, celle du sable mouillé. Je poursuis sur le Canal du Midi, son eau verte et glacis. Rien n'échappe à mes foulées. Je quitte ainsi cette prison virtuelle dans laquelle 24 heures durant je vais rester enfermé. Enfermé dehors, un comble.
"I'm a prisoner,
You're a prisoner too, Mister Jailer.
(.)
Life is beautiful,
Don't you think so, too, Mister Jailer?
I'm talking to you Jailer,
Stop calling me a prisoner!
(.)
You oppress every part of me
What you don't know, you're a victim too, Mister Jailer,
You don't care about my point of you,
If I die, another will work for you,
So you treat me like a modern slave, Mister Jailer,
I'm talking to you Jailer,
Stop calling me a prisoner!"
Dès le départ, les sensations ne sont pas au rendez-vous. Je ne suis pas mal mais les sensations ne sont pas excellentes. Le cardiofréquencemètre affiche des valeurs incroyablement hautes, sans commune mesure avec celles relevées lors de mes entraînements et prévues pour ce départ. Je finirai après quelques heures par arracher la ceinture pectorale ; fini de me prendre le pouls et la tête. Je vais me fier à mes envies, mon expérience, rien qu'à elles.
Comme les sensations que je ne retrouve pas, je ne suis pas dans l'allure. Tout de suite, je me suis calé sur la partition des ravitaillements mais le rythme de course est plus bas que prévu. Dix kilomètres par heure, rien de plus mais c'est confortable et je vais tenir ce rythme durant les six premières heures. Que demander de plus ?
Les nausées ont laissé la place à des douleurs fortes du diaphragme. Du diaphragme, de la zone abdominale mais aussi des pectoraux puis du dos. J'ai quarante ans depuis trois jours et me retrouve aux milieux des quarantièmes rugissants dans mon corps. Mon ventre, mon dos me font mal. Ils me font mal mais pas souffrir finalement. Mon corps perçoit cette douleur mais ma tête l'apprivoise, la canalise. Je souffle, me concentre. Je maîtrise... Les douleurs finiront par disparaître sans que j'y prête attention avant l'issue de la course.
Comme souvent, la troisième heure d'efforts est une galère. Je discute depuis le départ avec un hollandais au joli prénom, Gidéon. On papote, on papote mais le vent, le froid et les sensations mitigées font leur ouvre. Après 2h30 de course, je me mets un peu en vrille. Petit repas en marchant, soupe, purée, jambon, eau gazeuse, Benoît me tient compagnie, me parle, se montre alors sous son jour du moment : disponible, souriant, aidant. Nickel. J'ai mal aux cuisses depuis quelques minutes. Le vent et le froid font leur travail de sape. Ce sera mon seul arrêt, j'enfile un collant, un vêtement chaud, ça va de suite mieux. Le mal aux cuisses ne reviendra plus.
Jean-Marc Dewelle, le papa de la méthode Cyrano, me colle un deuxième tour. Comme il vise 212km, je me dis que je ne suis pas dans la course. Mais qu'importe, Jean-Marc pense être parti un peu vite et on décide de faire course commune et salon de causeries. Et là, le regain est palpable. On rit, on devise, on prend du bon temps. On rigole des videos de coaching de rugby du RC Cathare : « Zou, tu m'as pincé les couilles, tu vas voir ce que tu vas morfler par le museau. ». C'est la belle vie.
Trois heures, la belle vie va durer « dans les trois heures ». Difficile d'évaluer précisément cette durée. Quand Jean-Marc va me laisser, abandonnant la course à 17h, juste avant la nuit, je vais accuser le coup. Je perds la notion du temps qui passe. Ma perception du temps et de l'espace est brouillée. Plus rien ne rythme ce temps qui passe, ni même cet espace défilant. Pas un nom de village, pas une lisière de bois, une perspective dans la brume, rien. Je cours chacune des 86400 secondes de ce double tour d'horloge comme un instant unique. Je suis dans chacun de ces efforts, chacun de ces gestes. Je ne suis plus qu'une foulée, une tête qui nourrit cette foulée, qui alimente des muscles et les encourage à rester souples. La conscience d'un geste et du plaisir que j'ai à le faire. Je retrouve le geste que j'ai toujours aimé d'aussi loin que je me souvienne courir. Celui simple, enfantin de mes courses à Lacanau. J'avais 8 ans, je courais dans les bois. En équilibre.
Jean-Marc me laisse donc face aux 14 heures de nuit qui s'annoncent. J'appréhende un peu. Perdu dans le temps, perdu dans l'espace, sans idée de ce qui m'attend, je n'arrive pas à mémoriser ce que je vis. J'avale une bouillie de souvenirs, de bruits, d'odeurs, d'encouragements, de musiques, de sourires, de mots échangés. Une bouillie que je peine à cet instant à vous transcrire sur le clavier.
Nouvelle période de galère dans les septième et huitième heures, les douleurs abdominales se font plus pénibles et inquiétantes. Les kilomètres s'accumulent pourtant avec une grande régularité mais de grands moments de difficultés passent parfois, mais sans jamais me décourager. Je n'ai que des pensées positives et toujours au fond de moi l'idée de continuer sans arrêt jusqu'au lendemain onze heures. Je me réalimente et ne calcule pas qu'il reste alors 17 ou 18 heures à tourner en rond.
Je me rends compte de la singularité de cette course. Il faut courir lentement, le plus lentement possible pour courir le plus longtemps possible. Tout l'inverse des formats habituels. Aucun stress du résultat alors. On peut écouter son corps et petit à petit sa voix se fait claire et douce, ses mots sont apaisés. Les coups de téléphone avec Philippe d'Ultrafondus sont d'un grand soutien pour moi. Ca pousse derrière moi, je sens ce souffle, je pense à vous. Souvent. Vous imaginant dans vos occupations habituelles, dans ces moments de convivialité qui nous sont chers, ces pauses bière-cigarette à refaire le monde. Nathalie m'appelle aussi. Cela me booste pour des heures.
A 21h30, la puce électronique que je porte à la cheville envoie au passage de la ligne le premier message attendu sur le tableau lumineux.
« 67 100,04 13 »
Le dossard 67 vient de passer la barre des 100km en 13ieme position. Sourire en coin, je pose pour la postérité à coté du panneau lumineux. Content comme pas deux. Je suis frais et de mieux en mieux. Je suis de plus en plus confiant et toujours fermement déterminé : je ne m'arrêterai pas, je me le promets.
200km, Patron l'addition !
Le vent souffle parfois fort faisant ressentir plus encore le froid. C'est parfois terrible. Une partouze de molécules gazeuses, une orgie d'atomes peroxydés qui nous perturbent avec perversité.
Tour après tour, minute après minute, kilomètre après kilomètre, je suis toujours dans l'effort m'approchant un peu plus à chaque instant d'un graal. Je vis chaque seconde avec intensité. C'est bon. Je fais ce que j'aime et que je maîtrise le mieux. Je répète ce geste si familier. Je cours, j'avance, je ne lâche rien. Pourtant je ne lutte pas vraiment. On ne peut pas courir contre soi, contre son corps, contre ses envies. On court sur des fils d'équilibres, funambules au balancier d'énergie vitale. Je trouve parfois ces micro-équilibres toujours différents. Proche d'une conduite addictive et toxicomane, leur quête est passionnante. Je me shoote, j'oublie tout, je suis bien. L'équilibre général, l'intégration de cette passion dans la vie de tous les jours est le contraire de cette toxicomanie. Cette passion ne doit pas tout brûler autour d'elle. Quel plaisir de vivre tout cela, quelle richesse.
La nuit est sans étoile. Le souvenir de Michel comme toujours me suit par instant.
J'avais prévu plus de 200 chansons sur un MP3. Mes tests à l'entraînement n'ont pourtant pas été concluants. Avec la musique, je n'entends plus le métronome du bruit de mes pieds et je perds toute notion de vitesse, d'efforts. Le circuit est sonorisé et le programme me plait, le MP3 ne sera donc jamais sorti. A plusieurs reprises j'entends Paquito. Je replonge dans les souvenirs de notre mariage en 2006. Je repense à cette longue file d'amis assis au sol en dansant sur Paquito. Quelques pas d'élan et je me jette sur eux en saut de l'ange. Je vole porté au dessus de ces sourires, de ces visages que j'aime et auxquels je me mets à penser. Sur ces notes, je me remets à voler aussi. Pas trop vite, mais régulièrement.
Mes ravitaillements sont maintenant bien calés, mon allure est régulière. Je vais faiblir mais je ne vais jamais faillir. Benoît est confiant, il est minuit et il part dormir un peu. Me voilà seul, soutenu par Véronique et Marie, épouses de coureurs, et aussi par l'équipe des organisateurs toujours exceptionnels.
Toujours concentré dans l'effort, je pense parfois à des passages de chansons, de textes. Je m'extasie sur certains passages que je connais sur le bout des orteils. Je joue avec les mots pour oublier les maux. Je rêve d'avoir cette dextérité sémantique.
Après avoir passé le km125 puis la quinzième heure, mon esprit ne peut plus suivre le parcours de la Cannonball pour imaginer ma progression. Je suis face à un espace inconnu. Un grand saut dans le vide dans lequel je vais me perdre durant deux heures, connaissant alors une défaillance terrible.
J'ai froid, c'est difficile. Je pense à Nathalie. Je l'aime. Je voudrais la tenir serrée contre moi, sentir son souffle et sa chaleur. L'entendre me parler. Me dirait elle de penser à elle?
« Si tienes un hondo penar, piensa en mi
Si tienes ganas de llorar, piensa en mi
Ya ves que venero tu imagen divina
Tu parvula boca que siendo tan nina
Me ensenio a pecar
Piensa en mi quando sufras
Quando llores tambien, piensa en mi
Quando quieras quitarme la vida
No la quiero... para nada
Para nada me sirve sin ti. »
Mes sensations sont terribles. Mes jambes se dérobent, parfois mon pouls semble s'évanouir. Hypoglycémie, hypotension, je ne sais pas. Je continue, j'avance, je me bats contre le vent. Je ne pense jamais, jamais à faire un pause ou pire m'arrêter. Je n'ai qu'une idée : avancer, tour après tour. Le tableau d'affichage me rend compte de cette avancée. Un par un, je reprends des coureurs à la dérive. Mais la fatigue se fait plus forte encore. En fait je m'endors. Certain tour, en longeant le terrain de foot, je me tiens à la main courante et je cours en fermant les yeux et en comptant jusqu'à trente. Rien n'y fait. Je dors sur pieds... Je vais alors chercher très loin au fond de moi. Au milieu d'un labyrinthe de motivations, de raisons de courir, je cherche la sortie, la lumière douce pour éclairer ma fin de course.
Un coup de fil va écarter les rideaux de cette chambre froide des efforts, de ce frigo de mes ardeurs de coureur. Fabrice m'appelle. Fafa, mon voisin de bureau, enragé de tout, chevalier des causes perdues. Le copain a qui je dis « merde », celui que je contredis dans les mots mais écoute dans les actes. J'ai confiance en lui. Il a déjà couru le Grand Raid de la Réunion, ça pose son homme. Ses mots me regonflent. Il est 3h45. Ma tête se remet en ordre de marche. Ca repart. Il reste pourtant 7 heures à courir.
Je pense aussi à Philippe mon suiveur des 100 kilomètres. Je pense à notre Badwater qui va venir. Je suis reparti, plus rien ne pourra m'arrêter. Régulièrement je mange du pain, varie les boissons. Tout roule. Benoît se réveille. Je le vois revenir avec plaisir. Il court un peu avec moi. Je suis bien.
Une dernière fois, je cours rageur. Je cours ma colère des dernières semaines, je l'assèche, la transforme en énergie. Vous pouvez me faire tout ce que vous voulez. Ce que je fais là, personne, personne ne peut me l'enlever, ne peut me le contester. Personne ne peut m'empêcher d'avancer, de distiller au fond de moi ce bonheur. Je suis en paix.
Je me laisse glisser vers le matin. Comme durant toute la course, on s'encourage entre coureurs. Christian qui va gagner m'encourage du regard. Je l'admire. Philippe, son second est impressionnant de force(s). Yves Chomont le vieux grognard du 24 heures m'encourage. Son amitié m'est incroyablement précieuse. Je lui dois beaucoup de mes kilomètres.
J'admire aussi Laurence, chevronnée et Dominique, débutante. Comme toutes les autres féminines, elles font mon admiration : accrocheuses, souriantes. Et Anne-Marie la première qui vole toujours sur le circuit. Incroyable.
Le temps file toujours. Au petit matin, je cours dans le demi jour. La lumière déchire les nuages sombres sur les puys. Je bois un café. A présent je sais que c'est bon et que mon objectif de 200km va tomber. C'est bon et je vais donc la jouer petit bras ; tentant un atterrissage en douceur sur cette étoile marquée « 200 ». Je ne suis pas sûr que si j'avais essayé de pousser plus, je n'aurais pas explosé.
Je vais tourner durant quelques heures avec Daniel, débutant lui aussi. Lui file sur les 180km et courir ensemble est un bonheur.
Avec le dimanche matin, le téléphone portable recommence à chauffer. Mon père Titou, Pascal, Jean-Pierre, Philippe d'Ultrafondus et surtout Nathalie appellent. Je suis calme, surmotivé par ces appels.
A 10h33, je passe la barre tant espérée des 200 kilomètres. Incroyable et inespéré. Sourire en berne mais le cour joyeux, je pose pour la postérité à coté du panneau lumineux.
« 67 200,08 6 »
Fier comme pas deux. Fatigué comme personne. Je suis sixième depuis quelques secondes.
Derrière le mur
Objectif atteint, la volonté me quitte. J'ai pourtant besoin d'elle mais rien ne me permet de la retenir. Reste, reste. Adieu, ma belle. Un diable rouge m'attend la fourche à la main. C'est bon, j'arrive. Bienvenue en enfer ! Vingt cinq minutes d'enfer, est-ce si cher payé ?
Passées les 200 bornes, j'avais décidé de marcher. Mal m'en a pris ! Des douleurs brûlantes me montent des pieds, des mollets, des jambes toutes entières. Une ciguë me prend muscle après muscle. Le sommeil m'enveloppe. Je me mets à souffrir. Terriblement. Mes jambes pleurent cet effort qui s'arrête. Ma tête revit par éclairs ces 24 heures passées. Je suis mort. ou tout comme.
Epuisé, je manque quitter la piste, filant droit sur les barrières. C'est Lolo qui me sauve de cela.
A l'heure dite, un coup de pistolet nous signifie la fin de l'épreuve. Je m'arrête le long d'un terrain de foot. Appuyé à la barrière, la tête entre les bras, je suis pris d'une crise de sanglots. La belle parenthèse doit se refermer. C'est fini.
201,966km, sixième place, je rêve.
En moi, celui qui juge tape sur l'épaule de celui qui a couru. Les deux sont fiers. Moi je suis fier d'eux. Heureux et confiant de nouveau.
Retour au monde pour le repas d'après course. Je remercie Benoît mais ce ne sera jamais assez. Son amitié m'est apparue au fur et à mesure de ces tours d'horloge. Je le crois vacciné à ce type de course.
A mon retour à la « vie civile », je reçois des messages, des témoignages de félicitations. Je suis content. Fier dans les reflets des yeux de mes filles. Je plane.
Mes chaussettes sont mortes, trouées, percées. Je ne les mets pas au lavage. Une est mise sous verre, l'autre dans un pot marqué « Agriculture Biologique » sur le couvercle. Les deux sont offertes à Gilles. Le jus de chaussettes promis ! Cuvée Aulnat 2007, un grand cru.
Les gens sont frappés par le chiffre, 200 kilomètres. Moi aussi, je peine à réaliser. C'était une première mais pas la dernière, c'est sûr. Je serai resté en mouvement non-stop durant 24 heures. L'objectif est atteint.
Certains me parlent de chemin de croix, d'efforts surhumains. Demandez donc à un gourmand de passer son week-end dans une pâtisserie. Que risque t-il ? La crise de foie ? J'ai eu une foi inébranlable dans l'exécution de la performance. Exécuter la performance comme on le dirait du soliste. J'ai la prétention de penser cela. Trente deux ans de gammes m'ont permis ce numéro. Place maintenant à l'improvisation pour les mois à venir, la tête déjà dans la Death Valley californienne.
Haut les coeurs !
(Photos de Benoit Tranchant. Article publié dans le Magazine Ultrafondus en 2007.)